Un éloge recèle parfois des messages qui nous échappent. Lorsqu’il devient une formule à la mode, il est à interroger, car porte en lui nos attentes et nos peurs. Dissection d’une mythologie langagière.
« Belle personne », cet anglicisme, de nice person, beautiful person, est un nouveau venu dans notre champ lexical social. Ce compliment, que le cinéaste Christophe Honoré a choisi pour titre d’un de ses films en 2008, fleurit d’ailleurs abondamment sur les terres de la grande famille du septième art : aux cérémonies des oscars et des césars, les discours regorgent de belles personnes. Il est également très prisé dans les milieux de la communication et des médias, prononcé généralement d’un air pénétré, sur un ton solennel, comme on administrerait un saint sacrement. Car il ne s’agit pas de louer l’apparence d’un homme ou d’une femme, ainsi que c’était le cas il y a une ou deux décennies – souvenons-nous, en 2007, d’un Édouard Balladur condescendant, qualifiant de manière sexiste Ségolène Royal de « bien belle personne » –, mais d’en référer à ses qualités humaines et morales.
« Une belle personne est tout simplement bienveillante, respectueuse et consciente du bonheur d’être en vie. Elle aime la vie et ressent de la gratitude pour la nature, la beauté et pour les êtres humains qui participent à ce miracle quotidien », détaille le site de la communauté des Belles Personnes. Une belle âme donc, profonde, sensible et altruiste.
Générosité ou superficialité ?
Le compliment, en toute logique, exige une connaissance approfondie de l’autre, de son intériorité, de ses actes et de ses choix. En théorie. Mais, à l’usage, il en va différemment. « L’expression, par un effet de mode, donc de large diffusion, se dit quasiment comme une formule de politesse, une ponctuation dans les échanges, ce qui lui enlève une bonne part de son sens et de sa puissance », remarque la psychanalyste Isabel Korolitski. Paradoxalement, ces mots destinés à souligner les qualités intérieures du sujet finissent par être aussi superficiels qu’une louange sur l’apparence. « Ce compliment devient un label que l’on appose sur l’autre un peu vite, de manière générale, sans décrire ses qualités – ce qui est le propre d’un vrai compliment. Il généralise, globalise et fige ainsi la relation, la ferme au lieu de l’ouvrir. » Pour la psychanalyste, c’est un cadeau empoisonné : « Celui qui le reçoit de manière directe est mis sur un piédestal dont il n’a pas intérêt à choir ; et celui qui en hérite à son insu ne fera pas l’objet de curiosité sur ce qu’il est “en détail” : il est étiqueté “belle personne”, son dossier est classé. »
L’expression de notre narcissisme
Paresse relationnelle, défiance de l’intimité, cette formule en dit long sur notre manière contemporaine d’appréhender l’autre et de tisser des liens avec lui. Mais elle révèle aussi, en creux, nos attentes et nos peurs. « Il y a dans ce compliment global quelque chose de l’ordre de la position infantile : l’autre est fantasmé comme le “tout bon”, en bloc, et c’est ainsi que l’enfant voit son parent, indique Isabel Korolitski. La position adulte est à l’opposé : elle signifie avoir conscience des ambivalences intrinsèques de l’autre, qui ne peut pas être qu’une belle personne. Cet éloge exprime également notre narcissisme : si je fréquente une belle personne, c’est que j’en suis une, sinon l’entente serait impossible. C’est une manière indirecte de nous rassurer et d’attirer l’attention sur notre propre valeur. Cela questionne sur ce qu’est un vrai compliment. »
L’art du vrai compliment
Dans un article consacré au sujet, la psychologue américaine Susan Krauss Whitbourne dénombre pas moins de six faux compliments : ambigu (« Bravo pour ta promotion, tu as su y faire ») ; trop fréquent (à la longue, il perd toute valeur) ; inapproprié (le chef au travail : « Vous avez minci, ça vous va bien ») ; envieux (« Tu as de la chance d’avoir rencontré quelqu’un ») ; maladroit (« Tu es mieux habillé qu’hier ») ; intéressé (« Vous êtes le meilleur chef, chef »). On ajouterait volontiers à la liste : condescendant (« Mais c’est pas mal du tout, ce que tu as fait ! »). Et la psychologue déplore le fait que bien peu d’entre nous sachent adresser un vrai compliment, qui pour elle doit être « sincère, respectueux, bien dosé et ne pas procurer de bénéfices directs ».
La vérité du moment
Une définition qu’Isabel Korolitski juge « un peu idyllique » et à laquelle elle apporte un bémol en forme de précision. « Un vrai compliment se rapporte à la vérité du moment : il souligne une qualité ou un comportement particuliers. Il est le contraire d’une généralité, d’un jugement moral global. C’est à cette condition qu’il ouvre l’espace de l’échange et qu’il est généreux. » Il ne s’agit pas, selon elle, de disposer du bon mode d’emploi. Pour manier l’art du compliment, « il faut être suffisamment tranquille avec soi-même, ne pas avoir l’impression de se déposséder en donnant. Ne pas être en rivalité, ne pas attendre de retour sur investissement, bref, être engagé dans la relation sans craindre pour soi et sans peur de l’autre ». Mais, pour pouvoir bien donner, encore faut-il que l’autre puisse bien recevoir. Et cela ne va pas toujours de soi. Un compliment peut aussi agresser, « bousculer les plus introvertis, déclencher de la méfiance ou tout simplement gêner si l’on a évolué dans une culture familiale qui n’en faisait pas usage », détaille la psychanalyste. L’idéal : s’adapter à son interlocuteur. User de modération avec les timides et les méfiants sans brider sa propre sincérité ni sa spontanéité. Donner et recevoir. Tout est affaire de délicatesse.