« Nos amis du cyberespace ne sont pas des amis au rabais », assure le sociologue Dominique Cardon, qui réhabilite les liens numériques sans être dupe de notre façon très utilitariste de les choisir.
Nos amis de l’Internet sont-ils de vrais amis ?
Dominique Cardon : Depuis l’arrivée des réseaux sociaux, il s’est développé une idée fausse selon laquelle l’Internet serait un monde à part où nous constituerions de nouveaux cercles de contacts virtuels, avec des quasi-inconnus, furtifs, peu fiables, pixellisés. Des amis « entre guillemets », en quelque sorte. Les études montrent l’inverse. Nos amis du cyberespace ne sont pas des amis au rabais. Pour la plupart, ce sont les mêmes que ceux que nous fréquentons « dans la vraie vie ». Il est plutôt rare que nous rentrions en contact avec de parfaits inconnus sur les réseaux.
Ces réseaux changent-ils la nature de nos échanges amicaux ?
Ils encouragent de nouvelles formes d’expression qui nous permettent de théâtraliser qui nous sommes, de fabriquer une image avantageuse de nous-mêmes. Nous nous mettons en scène, nous créons de nouvelles formes de communication, ce qui sublime nos échanges, notre vision de l’amitié même. Il peut en résulter un bavardage ininterrompu sur tout et rien : ces échanges sur un film, des validations mutuelles de nos choix, de nos avis… Nous pouvons rester en dialogue continu avec nos proches. Les chercheurs parlent même de « conscience permanente » de l’autre.
Est-ce en cela que l’« amitié 2.0 », comme on l’appelle, serait une nouvelle forme d’amitié ?
C’est l’idée que nous nous faisons de l’amitié qui est bousculée par les réseaux sociaux. L’idéal amical, aujourd’hui, c’est une relation choisie, personnelle, quasi exclusive, comme l’est l’amour. Or, nos pratiques sur les réseaux sociaux prennent cette vision à contre-pied. Certes, les internautes échangent avec les quelques « vrais » amis qui correspondent à cet idéal. Mais ils sont très peu nombreux, quatre à cinq personnes. Le plaisir qu’ils prennent à converser sur Internet passe aussi par des échanges avec des liens sociaux moins forts, des copains, des collègues, des amis d’amis, des connaissances. Un utilisateur de Facebook a une nébuleuse de cent cinquante amis en moyenne. Ceux que Facebook appelle nos « amis » sont des gens qui comptent dans nos vies, mais qui ne remplissent pas les conditions de notre idéal de l’amitié pure et désintéressée.
Que vaut alors cette nébuleuse d’amis de l’Internet ?
Selon cette vision absolutiste de l’amitié… rien ! Nous sélectionnons nos amis d’Internet pour des raisons moins nobles que ce que nous voudrions bien admettre : parce qu’ils peuvent un jour nous rendre un service, parce que leur position sociale peut contribuer à améliorer notre image… Et nous ne sommes pas fiers de cette part d’opportunisme. J’ai pourtant envie de dire que c’est peut-être la vision la plus juste, en tous les cas la plus ancienne, de l’amitié : un ami, ça a toujours été quelqu’un qui peut ou qui pourra un jour nous aider, nous servir et nous rendre la monnaie de notre pièce.
Comment recrutons-nous nos amis sur les réseaux ?
De trois manières. Nous retrouvons des anciennes connaissances, des collègues de travail, et toutes ces relations lointaines dont nous n’aurions certainement pas conservé ou entretenu le contact sans les réseaux. Nous développons aussi des relations sociales spécifiques, autour d’un hobby commun ou d’une préoccupation commune, une maladie particulière, un problème familial précis… Et, plus sûrement, nous recrutons les amis de nos amis. Il est très rare que nous nous aventurions vers l’inconnu. Mais ces toutes petites portes que nous ouvrons nous permettent de « sauter un cran » dans les cercles relationnels, même si nous avons peu de chances d’entrer en contact avec des milieux différents du nôtre. Le phénomène est donc ténu, mais il est à l’origine de brassages sociaux inédits. C’est là que se situe la révolution sociale des réseaux.
À quoi ressemblent alors nos amis virtuels ?
À nous ! J’ai eu l’occasion d’assister aux premières « vraies » rencontres de cuisinières qui s’étaient liées sur Internet. À leur grande surprise, elles étaient toutes semblables : même âge, mêmes centres d’intérêt, même type de parcours. Cela s’explique par le premier choix du sujet partagé, par le tri de contacts par af nités, par la convergence des jugements. Nous choisissons toujours des gens qui nous ressemblent.
La confidence semble être le mode de communication majeur des réseaux…
L’espace virtuel invite à se dévoiler pour faire entendre sa voix dans la multitude. Nous parlons beaucoup de nous. Si nous ajoutons à cela le principe de « l’inconnu du train », selon lequel il est plus facile de se livrer à une personne que nous ne croiserons plus, nous pourrions en conclure que la confidence est l’un des modes de communication majeurs des réseaux. Les jeunes internautes se racontent beaucoup, mais c’est très spécifique à la sociabilité juvénile. Les adultes sont plus réservés. Ils peuvent livrer, un temps donné, un problème particulier, sur un site dédié. Les sites médicaux recueillent ainsi beaucoup de confidences.
Comment se fait-il que nous fassions confiance à de parfaits inconnus ?
Nous ne faisons pas confiance à un individu. La vraie constante de l’Internet, en particulier sur les sites de rencontres interpersonnelles comme Meetic, c’est que nous doutons toujours de celui qui se cache derrière l’écran. En revanche, nous nous livrons volontiers au groupe. Avec ses règles intrinsèques, sa capacité d’autorégulation, sa vocation coopérative, ses exigences propres, le groupe élimine les interrogations portant sur les personnes, leurs motivations, leurs compétences ou leurs caractères. C’est le groupe qui devient apte à inspirer le sentiment de confiance. Cela aussi est très nouveau.
Nous avons tous le sentiment de perdre notre temps sur les réseaux. Qu’en est-il ?
Voilà toute notre ambivalence : nous voudrions que nos relations soient toujours plus intenses, toujours plus motivées par des intentions plus vertueuses, mais nous refusons de perdre notre temps avec les autres… Le risque de cette efficacité relationnelle est que nous finissions par donner plus d’importance à la mesure de notre activité qu’à notre activité elle-même ; que le nombre d’amis dise mieux notre performance et notre valeur que la qualité de nos échanges. Sans doute faudrait-il admettre que nous sommes heureux de passer du temps sur Internet avec des gens qui pourraient un jour nous aider ou nous servir. Et considérer que cette nouvelle sociabilité – copains d’avant, de toujours ou d’occasion, partenaires d’activité, amis d’amis – a une très grande valeur dans nos vies.
OBSERVATOIRE
Quelle place pour le numérique dans notre vie ?
avec le « Digital Society Forum »
Rencontres de toutes natures, redéfinition du fonctionnement de la famille, nouvelles manières de travailler ou d’apprendre à l’école… Le « numérique » nourrit de nombreux débats et fantasmes. La vie sur écrans reconfigure nos maisons, nos emplois, nos amours, nos aptitudes et l’alchimie même de nos cerveaux. Nos comportements vont-ils être modifiés par ces nouveaux usages ? À quel point notre vie va-t-elle être transformée ?