Lorsque j’étais enfant, ma mère, qui m’aimait beaucoup, n’eut aucun mal à me persuader que j’étais beau, fort et intelligent. Devenu adulte j’ai découvert que tout cela n’était pas entièrement vrai, mais ce jugement, définitivement inscrit en moi, continue à me faire énormément de bien. Mais, me direz-vous, que vient faire cette note particulièrement intime dans notre propos d’aujourd’hui ? Cette confidence a son utilité : elle va, en effet, me servir à introduire le postulat suivant, fil directeur de cette réflexion, et que je vous demande d’accepter : « L’être humain se construit de façon équilibrée par les relations qu’il développe avec ses semblables et avec son environnement. Il en est de même des sociétés ».
Georges LAIZE
Réseau Experts Allizé-Plasturgie
Pour illustrer cette affirmation, nous ouvrirons trois fenêtres successives sur :
– l’évolution des rapports humains à travers les siècles qui nous donnera l’occasion de s’interroger si tout cela a un sens, et si oui lequel ;
– l’évolution depuis la fin de la dernière guerre mondiale dans les entreprises, vue à travers le rôle dévolu à la fonction « Ressources Humaines » ;
– un court essai de prospective sur les tendances lourdes du travail et sur la nécessaire évolution des modes de management des hommes.
Si vous êtes d’accord avec ce plan, et je le souhaite ardemment parce que je n’en ai pas d’autre, nous pouvons commencer, en rappelant la règle du jeu, à savoir que vous avez toujours le droit, et parfois le devoir, de ne pas être d’accord avec tous ce que nous lirez, le domaine des relations humaines étant parmi les plus subjectifs parce que profondément humain.
Activités et rapports humains / sociétés et droits
Efforçons nous dans cette première partie de repérer ce qui s’est globalement passé depuis que l’homme est sur terre, en repérant ses activités dominantes et l’intensité des changements qu’il a vécus, l’intensité des changements pouvant être mesurée par le nombre des avancées scientifiques et techniques.
Au commencement, l’activité était essentiellement prédatrice, l’homme vivait sur l’existant grâce à la chasse, la pêche et la cueillette que dame Nature lui offrait plus ou moins généreusement. Suivit une période de domestication de l’environnement, pendant laquelle l’agriculture et l’élevage constituèrent l’activité dominante. Le point d’inflexion de la courbe d’évolution correspond à la Renaissance, période pendant laquelle les arts, les sciences et les techniques décollent.
L’industrie et le commerce vidèrent, plus tard, les campagnes au profit des villes et participèrent à la construction d’un homme nouveau.
Depuis peu de temps, nous sommes entrés dans une nouvelle période où les activités de création et de communication prennent le pas sur le reste.
Pour s’en persuader, il suffit d’évaluer dans les entreprises le pourcentage des personnes occupées à traiter de l’information sous toutes ses formes. Nous y reviendrons, ultérieurement dans l’analyse des tendances lourdes du travail.
Dans cette nouvelle configuration, le danger réside dans l’amenuisement de l’importance de la fonction production au profit d’activités tertiaires (publicité, marketing, ingénierie financière,..) dont le caractère souvent trop virtuel ne résiste pas au premier vent de la crise.
Savoir que le prix de revient de la fabrication d’une paire de chaussures de sport ne représente que 4% de son prix de vente devrait nous interroger.
Mesuré en terme de générations, on constate que les trois générations les plus récentes, ont connu plus de changements que les 660 000 précédentes, ce qui peut expliquer les difficultés, sans cesse accrues, que nous ressentons devant les efforts d’adaptation au changement qui nous sont demandés.
Si l’on devait nommer ces différentes époques, on pourrait parler successivement d’immobilisme, de changement, de mutation .Si l’on admet que l’époque actuelle est placée sous le signe de l’accélération des évolutions et du changement de nature de celles-ci, nous pouvons alors parler de métamorphose.
Ceux d’entre vous qui lisent régulièrement TEILHARD DE CHARDIN me diront que « tout ce qui monte converge ».
Sans aucun doute, mais vers quoi ? Il y a-t-il un sens à tout cela ?
Si nous mettons en perspective les types de rapports pratiqués de façon dominante entre les hommes, nous nous apercevons que chaque type de rapport a été déterminant dans la constitution des sociétés et des règles sociales telles qu’elles sont apparues successivement dans la formation du droit. Nous aurions pu, aussi, intituler cette deuxième partie : le développement du Management de l’homo-erectus à l’homo-economicus simplex moderne.
Au commencement vivait l’homme préhistorique guidé par son instinct de survie et de reproduction. Le plus costaud mangeait la meilleure part de l’aurochs et entraînait par les cheveux, plus ou moins tendrement, sa compagne dans sa caverne.
Basés sur la force, les relations semblaient avoir condamné définitivement toute forme de carrière juridique, le droit du plus fort n’ayant pas besoin de codification parce que facile à comprendre.
Les plus attentifs d’entre vous auront noté que l’homme moderne a gardé pour le week-end ses activités ancestrales (cueillette, pêche, chasse et entretien du feu grâce au barbecue), ce qui tendrait à prouver qu’on ne se débarrasse pas facilement de ses racines.
L’Antiquité, en transformant la tribu en société, a fait apparaître les premières moutures de règles relationnelles explicites, en identifiant de façon formelle les chefs et les subordonnés : les chefs ayant le droit de vie et de mort, soit en tant que chef d’état (le pouce de Néron), de chef de famille ou de propriétaire d’esclaves.
Le Moyen-âge substitua à l’esclavage une pratique plus édulcorée des contraintes : le servage dans lequel une liberté toute relative ne dispensait pas de fournir sa force de travail. Apparaissent alors les Corporations, fédérations des métiers que l’on peut considérer comme les ancêtres de nos modernes syndicats, une première expression collective de contre-pouvoir. Les duchés mettent alors en application la première forme réussie de régionalisation.
Les droits seigneuriaux prospèrent (droit de prélèvement en tous genres : dîme et gabelle, préludes à nos modernes impôts, et droit de cuissage que d’aucuns ont encore l’outrecuidance de vouloir perpétuer malgré sa suppression), ce dernier point illustrant le décalage toujours renouvelé entre le droit affiché et les mentalités profondes.
La Renaissance jette les bases du développement des connaissances et de l’ouverture au monde. L’état se centralise en divisant le corps social en trois parties clairement reconnaissables (noblesse, tiers-état et clergé).
Trilogie fondatrice que l’on retrouve dans d’autres domaines : pour la religion le Père, le Fils et le Saint-Esprit, pour l’entreprise, le Cadre, l’Ouvrier et le Régleur.
Le pouvoir tient dans la main du roi et dans la jolie formule : le roi dit « nous voulons ». C’est l’époque des grandes dépendances économiques où famines et épidémies viennent décimer les moins nantis, et aussi parfois les puissants.
La révolution de 1789 bouscule ce bel ordonnancement. Le formidable essor des sciences et des techniques fait le lit du libéralisme économique. La loi Le Chapelier interdit le droit des corporations La société hésite entre des formes d’organisation différentes : la république, la royauté et l’empire se disputent alternativement le pouvoir sans l’emporter définitivement. Les premières lois montrent le bout de leur nez en fixant les seuils minimaux jugés décents pour une relation sociale harmonieuse ; c’est ainsi qu’en 1841, il devient impossible d’employer les enfants de moins de 8 ans pendant plus de 12 heures par jour !
Le 20ème siècle voit le modèle républicain l’emporter et l’émergence accrue des contres pouvoirs (syndicats, actionnaires, consommateurs, femmes, écologistes, altermondialistes). Ces contre-pouvoirs, bien qu’ayant des buts différents ont comme point commun de s’employer, tous autant qu’ils sont, avec une opiniâtreté parfois surprenante à mettre à bas toute pratique d’arbitraire plus ou moins absolu supporté plus ou moins bien jusque-là.
La démocratie peut enfin avoir droit de cité. Le droit social et les autres droits (fiscal, pénal, commercial…) prolifèrent de façon exponentielle et parfois incontrôlée. Si l’on devait résumer d’un seul mot cette nouvelle donne relationnelle, fruit de la longue et lente évolution décrite précédemment, c’est le terme de PARITARISME qui me parait le mieux adapté. Composer de façon optimale avec des forces différentes dans des organisations complexes constitue l’enjeu majeur auquel les managers auront de plus en plus («moto» en japonais) à faire face.
Juste deux remarques pour conclure. Il faut souligner que les évolutions précédemment décrites ont déposé leurs sédiments successifs, telles des strates géologiques, dans la partie la plus reptilienne de nos cerveaux, et que les comportements des managers observés en entreprise empruntent, tour à tour, souvent de manière spontanée et inconsciente, aux différents modèles relationnels décrits, ce qui rend notre compréhension des plus difficiles. Les principales sources d’incompréhension, et partant de conflits entre les êtres et les civilisations, tiennent dans les différents stades d’évolution atteints (cf. le fossé actuel entre Islam et Occident). Notons qu’en ce qui nous concerne, ce qui nous semble actuellement admis de façon quasi-définitive ne l’est que depuis peu de temps.
A titre d’exemples, la séparation de l’église et de l’état ne date que d’un siècle et les femmes peuvent utiliser seules leur carnet de chèque depuis moins de 40 ans. J’entends les plus machistes d’entre nous dire que ce dernier point ne devrait pas toutefois être répertorié dans le catalogue du progrès.
Dernière remarque, enfin, les évolutions décrites précédemment ont été présentées de façon linéaire, ce qui n’est pas toujours le cas, l’histoire étant remplie de formes de régression des plus barbares (cf. le nazisme).
Evolution des relations dans l’entreprise vue à travers le rôle dévolu à la fonction RH
Recentrons maintenant notre propos sur ce qui vous préoccupe le plus, à savoir le management des hommes dans l’entreprise.
L’analyse du rôle dévolu à la fonction R.H. depuis un peu moins d’un siècle permet de comprendre les attentes de l’entreprise par rapport à leurs salariés et les modes de management successivement pratiqués.
Le premier chef du personnel et qui prospéra jusqu’à la fin de la dernière guerre mondiale se recrutait chez d’anciens militaires partis en retraite trop tôt. On lui demandait, alors, de faire appliquer la discipline (qui a fait la force de nos armées), quelques tâches administratives supplémentaires suffisaient à compléter son bonheur (vous connaissez la doctrine de MACHIAVEL : l’ordre d’abord, la justice ensuite).
La fin des années 40 avec son cortège de lois sociales (représentants du personnel, conventions collectives, sécurité sociale, salaire minimum..) exigea un nouveau profil, celui du juriste, seul expert capable de retrouver son chemin dans cette jungle d’un nouveau genre.
Monsieur « Code du Travail » était né. Il composait avec les syndicats et rédigeait les constats de fin de grève. On le baptisa maladroitement chef des relations sociales (C.R.S.).
1968 eu raison du C.R.S.et sa révolution nous déposa sur le rivage un nouvel être pétri d’humanisme : le Directeur des Relations Humaines. Vous noterez, au passage, que la sémantique n’est jamais neutre et que la façon dont nous nommons les êtres est parfois une manière dangereuse de les figer dans leur rôle (cf. les cadres, les O.S., les immigrés…).
L’entreprise prit conscience, à cette époque, que le développement des compétences constituait un avantage concurrentiel, les grandes lois et accords interprofessionnels sur la formation apparaissent et la fonction devient une partie intégrante de la direction de l’entreprise en devenant un paramètre majeur de la gestion économique globale.
Cette évolution conduisit tout naturellement les Relations Humaines à céder la place aux Ressources Humaines. A noter que cette nouvelle appellation surgit au moment où la planète s’interroge sur la rationalisation dans l’utilisation des énergies (crise du pétrole, émergence des énergies solaires et éoliennes). La nécessité vitale pour l’entreprise réside alors dans la recherche de toutes les formes de dynamisation du système face à un monde plus ouvert et plus changeant. Les attentes par rapport au personnel passent de l’obéissance à la flexibilité et à la créativité.
Soulignons que les profils des salariés changent radicalement : à titre d’exemple, dans l’usine de production de reins artificiels que j’ai dirigé les O.S. représentaient 80% des effectifs contre 20 % pour les qualifiés (CAP et au-dessus) en 1975, en 1995 nous avons le même pourcentage mais inversé Les négociations sociales jusque-là en aval de l’économie remontent en amont de celle-ci.
Et maintenant. Le DRH continue sa mutation, il n’a pas encore trouvé son nouveau titre. Je l’ai affublé d’un nom assez barbare qui ne passera pas à la postérité : le « Directeur des Evolutions Socio-Organisationnelles » qui va travailler sur d’autres problématiques telles que l’optimisation de l’organisation de l’entreprise, le style de management, la communication, les modes de régulation sociale, rôle plus riche et plus complexe qui ne cesse de s’étoffer.
Tendances lourdes du travail et évolution du management des hommes
Pour développer une vision prospective sur le management futur des hommes, il y a lieu de s’interroger sur les tendances lourdes de l’évolution du travail telles que nous pouvons les identifier, à ce jour.
En vrac, et sans prétendre à l’exhaustivité, on peut entrevoir :
– un passage marqué du traitement de la matière vers le traitement de l’information ; la sémantique populaire liée au travail ne s’y est pas trompée : après avoir marné, bûché, turbiné et phosphoré, on se concentre maintenant sur ses tableaux de bord digitaux, ses emails et ses conférences calls…
– une abolition du temps et de l’espace liée aux techniques de communication. Il a fallu plusieurs mois au monde pour apprendre la mort de Napoléon alors que l’effondrement des tours du World Trade Center fut vécu en direct. Nous ne sommes même plus émerveillés qu’un clic de souris puisse, en une seconde, transférer sur toute la planète des masses d’informations plus ou moins utiles;
– une abolition de la frontière travail/ non travail pour les mêmes raisons que précédemment, avec pour conséquence le retour demandé, ou déjà pratiqué par certains, du travail à domicile;
– la fin des séquencements formation/ travail : la génération précédente se formait, une bonne fois pour toutes, avant de travailler. La formation devient actuellement une obligation continue de plus en plus intégrée au travail;
– le remplacement du couple « hommes-machines » par le duo «équipes-systèmes », obligatoirement plus subtil à organiser et à manager.
– l’élévation majeure des niveaux de formation et des informations disponibles. L’augmentation des savoirs a pour corollaire inéluctable et indispensable la diminution des dépendances en tous genres.
Tous ces paramètres nouveaux viennent bousculer les modes traditionnels de management, et nous devons nous interroger sur :
– les rapports entre employeurs et salariés qui devront passer d’une simple soumission à une exigence de créativité et de flexibilité;
– la pertinence de la communication des directions d’entreprise, en particulier dans le domaine des valeurs affichées, trop souvent fabriquées par la mode ou des consultants qui courent plus vite que leurs erreurs, alors qu’elle se doit de procéder de la culture de l’entreprise et du ressenti réel des individus;
– le degré et le sens de l’implication demandée : une des plus grandes névroses cachées des sociétés résident dans le décalage entre les valeurs affichées et le comportement réel des directions. Afficher des valeurs de missionnaires (progrès social volonté de participation, respect de l’environnement, éthique, management participatif, messages visant l’affectif) alors que les comportements sont plutôt de type mercenaire (souci unique de la bottom-line, management autoritaire…) engendre des désordres déséquilibrants et néfastes dans l’ensemble des esprits. L’inverse peut, d’ailleurs, se révéler autant perturbant.
– le sens que chaque salarié attache, consciemment ou inconsciemment, à son travail (avantages financiers, titres ou honneurs, pouvoir, sécurité, développement relationnel, équilibre personnel, utilité sociale, structuration de son temps et de son espace, fabrication de son identité, progression, …) et qui conditionne des comportements parfois surprenants et inattendus. Ce dernier domaine est, sans doute, le plus difficile à identifier objectivement.
En conclusion, j’aimerais vous faire partager ma conviction : la réussite future des entreprises passera par la mise en place de plus en plus fine et de mieux en mieux adaptée de modes de management pertinents des hommes. L’entreprise moderne, au-delà de son rôle de créateur de richesses, aura aussi pour challenge d’être créatrice de sens et de cohérence.