« Il m’a grignoté le cerveau »

Là-bas, survient un nouveau coup, après une crise de jalousie. Puis, un an plus tard, un autre, suivi des mêmes pleurs, des mêmes excuses. « La violence physique fut rare pendant longtemps, murmure-t-elle. C’était surtout de la violence morale… » Sournoise, invisible, inavouable. Charlotte balance entre bouffées d’amour, de haine et de pitié, s’enfonce dans un bonheur blême et la certitude de son indignité. Elle pleure devant sa glace, sous ses draps, mais ils se rabibochent dans des baisers liquoreux, de tacites illusions. Ils font un autre enfant, se marient, se disputent. Une fois, il fera une tentative de suicide dans le jardin, avec une corde. Puis une autre, à la rambarde de l’escalier, avec un fil de fer. Elle le raccroche à la vie, toujours. Elle y croit encore. « Il m’a grignoté le cerveau », répète-t-elle, d’une voix coupable.

Cette fois-là sera la fois de trop. Une salade mal assaisonnée, un soir. Une gerbe d’insultes. Charlotte sent monter l’orage, envoie sa fille au lit. Il lui balance un objet sur la tête, la pousse, et lui colle un couteau de cuisine sous la gorge. « Déshabille-toi, si tu veux gagner du temps. Ce soir, tu es morte. » Charlotte se dénude. Il s’empare d’une ombrelle chinoise, et la lui tend : « Enfonce-toi-la par-derrière. » C’est un bloc de peur qu’il pousse dans le jardin. Comme ça. Pour la voir humiliée, en pleurs, dans la nuit. « J’ai vraiment pensé que j’allais y passer, ce soir-là… » Mais l’ogre, tout à coup, a fini sa ration. « Allez, rentre, rhabille-toi. » Et il s’effondre en sanglots devant elle : « Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai un problème… »

« Qui va te croire? Tu ne peux rien prouver »

Peu après, les parents de Charlotte débarquent de France. Ils apprennent la scène du jardin, le poison qui sape leur fille depuis des années, prennent dix ans d’un coup. L’explication familiale dégénère, Charlotte s’enferme dans sa chambre avec ses filles. Serge, ivre de rage, défonce la porte à coups de poing, son beau-père tente de le maîtriser. Les voisins interviennent. Les flics arrivent mollement : « Qu’est-ce qui se passe, monsieur? Vous voulez porter plainte contre madame? »

Tout lui apparaît, dans la clarté du vide. Charlotte, délabrée, rentre à Paris, file déposer une main courante -comme l’ex de Serge, elle l’apprendra plus tard. « Mais je n’ai pas tout dit, je n’avais pas encore pris conscience de ce que j’avais vécu… » C’est une avocate, Yael Mellul, rencontrée un mois plus tard, qui va l’y aider: « Il y a des termes juridiques pour ce que vous avez vécu, madame. Il faut porter plainte. » Il passera en garde à vue. « Qui va te croire ? Tu ne peux rien prouver », lit-elle dans son regard lors de la confrontation. On en est toujours là.

Depuis plus d’un an, le dossier dort au parquet de Versailles. Serge a renoncé à son droit de visite pour ses filles. La plus grande ne veut plus porter son nom. Après le RSA, Charlotte a retrouvé un travail, elle a quitté la peur et un continent « irréel » sur lequel elle peine encore à mettre les mots. Elle sait juste que sa vie n’était pas la vie, et que c’est fini.

(1) Les prénoms ont été changés.