« Repérer l’agressivité de ses proches et la sienne propre n’est pas toujours évident »

C’est cette intériorisation du côté acceptable, voire positif, de ce qu’il a enduré, qui le rend complètement imperméable aux protestations et à la souffrance de sa victime et qui lui donne cet aspect sadique, continuant contre vents et marées. Voici une anecdote, anodine en apparence, illustrant ce principe. La scène se passe dans un bar où j’ai été invitée à boire un verre en soirée par une copine et un ami à elle, homme absolument charmant selon ses dires et que j’appellerai Tom.

À notre arrivée sur place, je commence par contrarier Tom en suggérant que l’on s’installe à une table éloignée de la bouche de climatisation, qui souffle un petit air glacé. Il se rend à ma demande, non sans m’avoir fait remarquer qu’il ne fait pas si froid que ça et que l’on est moins bien placé. La soirée se poursuit de manière tout à fait conviviale, jusqu’au moment où il m’ôte brusquement le gilet que j’avais fini par me mettre sur les épaules, car dans ma robe d’été, j’étais gelée. Je proteste, sur le ton de l’humour au départ, ne voyant pas ce qui lui permettait une telle familiarité, ni en quoi ma tenue le regardait. Il me répond alors que mon look est ridicule, qu’il faut que je m’endurcisse, que je fasse comme son père a fait avec lui et comme il le fait avec ses enfants, à savoir supporter les petits désagréments de la vie et ne pas me plaindre pour si peu.

Interloquée par ce discours, j’en appelle à mon amie pour essayer de faire en sorte qu’il me fiche la paix, sans avoir à me fâcher. Celle-ci me comprend, elle trouve aussi qu’il fait un peu frais. Elle intervient auprès de Tom, tout en excusant son attitude, car il a un peu bu et vraiment c’est un être adorable. Je tiens encore quelques instants, mais comme il revient à la charge, je prétexte l’heure tardive, pour m’extraire de cette situation devenue franchement désagréable. L’histoire pourrait et aurait dû s’arrêter là, Tom ayant fini par me présenter des excuses.

Sauf que, lorsque j’ai revu ma copine quelques jours plus tard, elle m’a violemment prise à partie, me reprochant d’avoir gâché la soirée par mon attitude et mon départ précipité, pour conclure que puisque j’étais incapable de m’amuser et que j’avais blessé Tom, cet homme si extraordinaire, si charmant, si généreux et si dévoué à ses enfants, il était hors de question que je passe une nouvelle soirée avec eux. Le plus drôle, c’est qu’elle ne s’est absolument pas rendue compte que je n’avais aucune envie de renouveler l’expérience et que sa punition, car elle l’a formulée en ces termes, ne me dérangeait pas. Plus étrange encore, elle m’avait dit avoir lu et beaucoup apprécié mon livre, Petites violences ordinaires: la violence psychologique en famille. Comme quoi repérer l’agressivité de ses proches et la sienne propre n’est pas toujours évident…

Cette petite histoire, parfaitement authentique, montre comment un individu peut vouloir imposer sa volonté et son ressenti à un autre, dans une situation parfaitement triviale, et comment il refuse d’entendre raison y compris quand on lui demande courtoisement de respecter les souhaits d’autrui qui, en l’occurrence, ne le concernaient nullement. Elle montre comment la victime peut être, d’abord soutenue, puis complètement enfoncée par une tierce personne qui en vient à défendre l’agresseur en renversant les rôles, car elle ne peut mettre en doute l’image idéale qu’elle a de lui, et qu’elle a appris elle aussi à trouver acceptable et justifié ce type de comportement psychologiquement violent. Elle montre enfin, et j’avoue avoir trouvé extraordinaire que cela arrive spontanément dans la conversation, Tom ignorant ce sur quoi je travaille, qu’il s’agit bien d’une transmission intergénérationnelle et de la duplication d’une attitude que Tom avait subie et qu’il justifiait parce qu’il avait appris à la trouver bonne pour lui et donc pour ses propres enfants.

Tom était persuadé d’avoir agi pour mon bien, il avait fini par en convaincre ma copine, et je devenais l’agresseur dans cette affaire. On retrouve ici le schéma typique des relations d’emprise du PN et de la manière dont on peut en devenir victime. Si je n’avais pas été aussi sûre de mon fait, j’aurais probablement fini par me dire que j’avais sans doute exagéré et qu’il fallait que je lui pardonne. J’aurais mis le doigt dans un engrenage qui l’aurait autorisé à continuer, et ma copine aussi d’ailleurs. Je ne les ai revus ni l’un, ni l’autre, mais j’ai appris plus tard qu’ils n’avaient pas compris ma rupture de contact, car ils m’aimaient bien finalement, malgré mon « sale caractère » qu’ils étaient prêts, eux, à me pardonner!