NOUS SOMMES DÉBORDÉS, PANIQUÉS. LE STRESS NOUS GAGNE.

Sera-t-il de nouveau plébiscité ? Sans doute si l’on en croit la pulsation (ralentie) de l’époque. « Ce qui est nouveau, c’est que cette aspiration n’est plus réservée à une avant-garde branchée et minoritaire », explique Géraldine Bouchot, du bureau de tendances Carlin International.

« Une étude que nous avons menée récemment, de la Turquie au Japon, montre que ce qui préoccupe d’abord les gens, c’est de manquer de temps », confirme Nathalie Damery, philosophe et codirectrice du cabinet L’ObSoCo (L’Observatoire Société et Consommation). Nicolas Delesalle, grand reporter à « Télérama » et auteur remarqué de cette rentrée littéraire avec « Le Goût du large » (éd. Préludes), dans lequel il narre un long voyage en cargo, résume cela avec une grande poésie : « Le temps, tout était là, dans ces cinq lettres, cette simple syllabe. J’allais soudain en être riche, ne plus courir après, le nez rivé sur l’ordinateur, le téléphone.

Pendant neuf jours, j’allais devenir un milliardaire du temps, plonger les mains dans des coffres bourrés de secondes, me parer de bijoux ciselés dans des minutes pures, vierges de tout objectif, de toute attente, de toute angoisse. J’allais me gaver d’heures vides, creuses, la grande bouffe, la vacance, entre ciel et mer. » Qu’il semble loin, une fois choisie cette focale, le temps du « travailler plus pour gagner plus ». Ici et maintenant, pour des adeptes de plus en plus nombreux, règne désormais le « travailler moins pour gagner moins… et vivre mieux » ! En 2016, plus personne ne songe à en rire ou à y trouver matière à mépris.

Pourquoi ce besoin de ralentir alors que, depuis le XVIIIe siècle, l’humanité ne cesse d’accélérer sa marche, allant de découverte en découverte, de progrès en progrès, et ce pour le plus grand bien de l’espèce ? Justement. Nous avons peut-être atteint notre point de rupture. L’apparition d’Internet, des mails, des réseaux sociaux, des Smartphone a provoqué, dans un premier temps, une ivresse bien compréhensible.

Mais voici venu le temps de la gueule de bois. « On a passé deux décennies d’enchantement frénétique autour de la globalisation et de la digitalisation. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés au bout », souligne Géraldine Bouchot. La technologie, dont on pensait qu’elle nous libérerait, est au contraire en train de nous asservir. Les machines nous sifflent : nous accourons. Sollicités à tout bout de champ, devant répondre sans cesse à une avalanche quotidienne de textos, de tweets, de posts, de likes, nous sommes débordés, paniqués. Le stress nous gagne. « La vitesse est inséparable d’une augmentation de l’offre, souligne Nathalie Damery. On nous propose de plus en plus d’infos, de produits culturels, de biens de consommation. Il existe tellement de possibilités : c’est un gouffre. Comment être sûrs qu’on fait le bon choix quand on a accès à quarante films sur Netflix en une seule soirée… » D’où une angoisse nouvelle : la peur de se tromper, de rater quelque chose d’essentiel.

Le fameux « Fomo », comme disent les Anglo-Saxons, « fear of missing out », la peur de passer à côté d’un événement important. Autre conséquence – la plus importante, la plus évidente –, mais qui doit être signalée elle aussi : nous éprouvons un sentiment de dispersion, d’éparpillement, d’être ouverts à tous les vents, qui nous fait vaciller et nous ébranle. « On a l’impression de ne plus être nulle part, de ne plus avoir de structure, de noyau dur », ajoute Nathalie Damery. « Burn-out » : ce mot n’indique-t-il pas littéralement qu’on est flambés de l’intérieur ? Certains n’hésitent pas à parler aussi d’une « crise de l’attention », liée à l’accélération de notre mode de vie, comme le philosophe et essayiste américain Matthew B. Crawford, auteur du très récent « Contact » (éd. La Découverte, en librairie le 3 mars), dont le sous-titre est éloquent : « Pourquoi nous avons perdu le contact avec le monde et comment le retrouver ».

Matthew B. Crawford a connu la gloire en écrivant « Éloge du carburateur », paru en 2010, un best-seller où il raconte comment il a quitté un poste ultra stressant et vide de sens pour se mettre à réparer de vieilles motos et retrouver ainsi la sérénité. Une glorification du travail manuel, de la lenteur et de la concentration qui fait de lui une sorte de Pierre Rabhi américain. « Notre activité mentale paraît de plus en plus balkanisée », écrit-il joliment. Au point que nous ne serions plus « capables d’orienter notre attention dans le sens où nous le souhaiterions ». Notre désir de ralentissement a donc des allures de bouleversement anthropologique. Car ralentir implique fatalement une remise en cause de notre modèle de société : notre obsession de la croissance, de la performance, de la consommation. « Notre besoin de décélérer est un réflexe vital, une réaction de survie, d’hygiène de vie, qui aura de profondes conséquences », remarque Nathalie Damery.

Le problème est quasi politique. Et répond à l’exigence écologique de sauvegarde de la planète. La décroissance pour tous ? Ça tombe bien, nous y sommes un peu obligés ! « Nous vivons une mutation, ajoute Géraldine Bouchot. Nous sommes en train de prendre conscience que nous ne sortirons pas de la crise économique, qu’elle est là pour durer. L’individu doit s’adapter à la nouvelle donne. Et, dans ce contexte, le ralentissement est inévitable. » Une voie qu’on empruntera tranquillement et en souriant… Dans la bande-annonce du nouveau film Disney, « Zootopie » (en salle le 10 février), un petit lapin frénétique (nous ?) échoue dans une ville peuplée de paresseux qui mènent leur vie à 2 km/h, en exhalant la joie de vivre. C’est à la fois hilarant et inspirant.