Rivalité féminine: deux mots qu’on a vite fait d’accoler. Bien sûr, on connaît toutes la collègue peau de vache, la copine «t’as pas un peu grossi, toi?», mais on a préféré savoir d’où venait le problème avant de généraliser.

La rivalité féminine est un sujet tabou. Si elle a largement inspiré romanciers et scénaristes, on en parle très peu dans la presse et encore moins dans les magazines féminins. On préfère y dénoncer les innombrables violences faites aux femmes d’un bout à l’autre de la planète plutôt que de parler de la cruauté des femmes entre elles, on préfère y parler de la magnifique solidarité qui peut changer le monde plutôt que de la rivalité qui divise et empoisonne. Et surtout, on redoute de nourrir la misogynie ambiante, de tomber dans des généralisations essentialistes du style «les femmes sont toutes comme ci ou comme ça». Et pourtant, la dénonciation de la rivalité féminine est omniprésente. Il suffit de taper ces deux mots sur Google pour que jaillisse une flopée de forums où s’égrènent des commentaires de femmes absolument accablants.

 

Florilège: «Pourquoi les filles sont-elles si méchantes entre elles? Au lieu de comploter toute la journée, elles feraient mieux de se serrer les coudes.» «Les filles élaborent des plans démoniaques pour se détruire…» «Elles sont cruelles et vicieuses entre elles…» «Ma mère m’a dit que ses collègues sont des garces avec les petites jeunes qui arrivent, surtout si elles sont jolies.» «Les femmes sont des vipères. Elles sont les premières pour te casser», etc.

 

L’univers du travail, surtout s’il est à dominante féminine, est décrit comme un enfer de complots, de bassesses hypocrites, de coups par en dessous. Dès que l’on parle à des femmes, les témoignages d’avanies abondent.

 

Nejma, vendeuse: «J’ai une collègue qui me parle comme à un chien. L’autre est de mèche mais hypocrite. Tout est bon pour me déstabiliser, me dévaloriser…»

 

Colombe, infirmière: «A l’hôpital où je travaille, je me suis tout de suite attiré la haine d’une secrétaire. Elle se plante ostensiblement devant moi sans me regarder, en disant à la cantonade “Les gens que je n’aime pas, je les ignore…” Ça me rappelle un jeu particulièrement pénible qu’on faisait à l’école. On mettait deux filles au centre d’une ronde et une troisième choisissait publiquement celle qu’elle aimait et celle qu’elle n’aimait pas. La fille rejetée s’enfuyait en pleurs, totalement dévastée.»

Bref, d’innombrables femmes adhèrent au cliché qui affirme qu’un groupe féminin au travail est comme une basse-cour de poules déchaînées.

RIVALITÉ FÉMININE: ET LES HOMMES DANS TOUT ÇA?

Selon la sociologue du travail Danièle Kergoat, «la domination masculine est tellement intériorisée par les femmes qu’elles se minorent elles-mêmes. Elles se renient en tant que genre dévalorisé et plein dedéfauts.»(1) Autrement dit, dans un contexte socio-économique où la majorité des femmes continuent d’exercer des professions sous-payées et déconsidérées, accuser ses collègues d’être méchantes et perverses permet de ne pas s’identifier à un groupe socialement infériorisé. «Toutes des salopes, sauf moi… donc, je ne suis pas une femme, donc ma misogynie me protège contre l’identification à une catégorie dénigrée.»Pas étonnant dans ces conditions que 88% des femmes, selon un sondage réalisé il y a quelques années par le site monster.fr, déclarent préférer travailler avec des hommes qu’avec leurs congénères.

RIVALITÉ FÉMININE: PEUR D’ÊTRE DEVANCÉE

La professeure de «women studies» new-yorkaise,Susan Shapiro Barash, a consacré un best-seller(2) à la question.

«Je tiens à faire la distinction entre compétition et rivalité. Dans la compétition, on est conscient de sa valeur et on mesure ses compétences et ses forces à celles de l’autre, homme ou femme. La rivalité est fondée non pas sur la force, mais sur la peur d’être supplantée par l’autre femme, que ce soit dans les domaines amoureux ou professionnels. Elle est ambiguë, d’autant plus sournoise qu’elle est inconsciente. Les femmes sont encore élevées à être douces, à privilégier les relations affectives, à ne pas identifier leur goût pour le pouvoir. Elles sont coincées entre leur réticence à montrer leur ambition et leur frustration de ne pas réussir comme elles le voudraient. Souvent, lorsqu’une femme arrive au sommet de la hiérarchie, elle en a tellement bavé qu’au lieu de se montrer solidaire de ses congénères, elle veut rester seule en compagnie des hommes, bénéficier de la totalité du pouvoir et de la relation de séduction.»

 

Florence travaille dans une boîte de production télé dirigée par une femme. «Elle a tout sacrifié pour en arriver là. Comme elle n’a pas eu d’enfant, elle ne supporte pas qu’on en ait. Elle a totalement intégré les critères de réussite au masculin. Elle ne promeut pas ses subordonnées femmes parce qu’elles peuvent tomber enceintes. Elle me rappelle ma mère dont j’ai mis des années de thérapie à comprendre qu’elle était jalouse de moi, parce que j’avais “tout” alors qu’elle avait renoncé à sa carrière

 

Pour Annik Houel, professeure de psychologie sociale à Lyon 2, «Ce qui se joue avec une femme chef, c’est le rapport à l’autorité maternelle. Dans le monde du travail, beaucoup de femmes rejettent la femme chef qui réactive la figure archaïque de la mère toute-puissante. Elles acceptent d’un supérieur hiérarchique mâle ce qu’elles ne supportent pas d’une supérieure. Elles disent souvent qu’en cas de conflit, elles vont “se réfugier” auprès d’un collègue masculin parce que c’est plus simple.»

 

Pour la psychanalyste Catherine Vanier, la relation mère-fille est la matrice de toutes les rivalités.

«Le premier objet d’amour, c’est la mère. Il y a un lien vital, fusionnel, d’un pouvoir absolu. Si la mère retire cet amour, c’est la vie même qui est en jeu. Au moment de l’Œdipe, la fille se tourne vers le père et se trouve en concurrence avec cette mère pour qui elle a un amour fou. Cela entraîne une ambivalence fondamentale qui, pour certaines femmes, va persister sous la forme du spectre obsédant de l’“autre femme”. Lorsqu’il y a infidélité, il est frappant de voir à quel point les épouses trompées en veulent souvent plus à la maîtresse qu’à leur homme. C’est elle la “salope” qui a séduit le mari. Lui bénéficie d’une relative indulgence, comme s’il n’avait pas eu la force de résister aux manœuvres de la rivale.»
C’est sur le terrain de la beauté et de la faculté d’inspirer le désir que la rivalité est sans doute la plus ressentie.

 

Elsa, 43 ans. «Les jours où je suis particulièrement en forme, je suis frappée de voir à quel point je m’attire des regards de haine de la part des autres femmes. En un éclair, elles voient tout. Les fringues, le corps, si j’ai moins de rides qu’elles. Je trouve ça déprimant. Ça veut dire qu’elles vivent dans la peur et l’envie.»

 

Maïté, 52 ans. «L’été dernier, je suis invitée à passer quelques jours de vacances dans une maison en Provence. Il fait une chaleur à crever et tout le monde est en short ou en maillot de bain. Il y a une autre femme de mon âge, Jessica. Elle est magnifique mais au cours des dernières années, elle a pris pas mal de poids. Moi je suis mince comme un fil, je n’arrive pas à grossir. Elle n’arrête pas de faire des remarques sur la mocheté des sacs d’os. Un jour, elle me regarde en ricanant et dit “C’est facile de rester mince quand on boit autant de café!” J’étais sciée.»

 

Esther, 33 ans. «Je connais des filles qui se vantent de n’avoir que des copains garçons, comme si ça les rendait supérieures. Elles se croient fortes alors qu’elles sont faibles. Elles évitent les autres filles car elles ne veulent pas de concurrence, ou elles choisissent des copines plus moches qu’elles. Comme elles ne sont pas conscientes de leur insécurité, elles surjouent la complicité virile. C’est gros comme une maison! »

 

Difficile de tordre le cou à la rivalité alors que la pub et les médias en font leurs choux gras. «Duel de blondes» pour parler de Claire Chazal et Laurence Ferrari, «Guerre de dames» pour évoquer Ségolène Royal et Martine Aubry. Imaginerait-on des journaux titrés «Guerre de blonds» pour parler de deux animateurs télé, ou «Guerre d’hommes» pour opposer deux politiciens! La pub n’est pas en reste, qui vend fringues et cosmétiques en mettant en concurrence la mère et la fille ou deux «amies» qui se comparent en se balançant des attaques masquées sous de faux compliments.

RIVALITÉ FÉMININE: L’HEURE EST À LA RÉCONCILIATION

C’est au cœur des légendes et des contes de fées qui nourrissent l’imaginaire universel que se nichent les histoires de rivalité les plus primordiales : Cendrillon, harcelée par ses demi-sœurs, et surtout Blanche-Neige, assassinée par sa marâtre qui ne supporte pas d’être supplantée par plus belle qu’elle. Toutes les petites filles du monde ont ainsi grandi avec ces histoires dans la tête.

 

Si aucune étude rigoureusement scientifique n’a prouvé par A+B que les femmes se comportaient systématiquement davantage en rivales que les hommes, tout démontre qu’elles le ressentent, qu’elles en sont intimement persuadées. La rivale, c’est toujours l’autre, et cette certitude ne peut que saper la confiance que les femmes ont en elles-mêmes. Il est urgent d’en prendre conscience, de faire la part entre le stéréotype et la réalité, de ne pas projeter sur les autres ses propres peurs. Il ne s’agit pas de s’aimer les unes les autres, dans une sororité un peu béate, mais de trouver une certaine forme de paix.

 

Isabelle, une éditrice de 42 ans, nous raconte comment elle y est parvenue. «Pendant des années, j’ai noué une succession d’amitiés passionnelles avec des femmes belles et brillantes, dont je devenais l’ombre, la quasi-servante. Ça se terminait toujours d’une manière dramatique parce que mon dévouement et mon adoration masquaient un manque total de confiance en moi, une jalousie qui me rongeait littéralement. Avec l’aide d’un psy, j’ai intensément réfléchi à la question.

 

J’ai appris à ne pas reproduire ce schéma, à débusquer les rivalités malsaines aussi bien en amitié qu’au travail. J’ai vécu récemment un épisode qui m’a beaucoup appris. Mon mari est prof de fac et pendant une semaine, nous avons été invités en vacances chez l’une de ses anciennes étudiantes, devenue top-model. A côté d’elle, j’étais une mocheté invisible. Je suis devenue mutique et agressive jusqu’à ce que je comprenne que cette fille n’était pas belle contre moi. Je lui ai offert un gros bouquet de fleurs et le climat a totalement changé. J’ai découvert qu’elle souffrait beaucoup de l’hostilité des femmes à son égard, et qu’elle m’enviait le fait d’être autre chose qu’une image. Aujourd’hui, je suis convaincue que les femmes ne seront vraiment libres que lorsqu’elles ne se percevront plus comme des ennemies potentielles

 

1. Source, Libération, 10 mai 2004. 2. «Tripping the prom queen, the truth about women and rivalry» (St. Martin’s Press) de Susan Shapiro Barash, disponible sur www.amazon.fr.