AU CŒUR DU DRAME
Quelque temps plus tard, un violent orage s’est déclaré. Mon compteur électrique a disjoncté. Sans lumière, je me suis couchée. Difficile de dormir avec les coups de tonnerre qui secouaient la maison. Vers 5 heures du matin, mon portable a sonné. C’était Ahmed : « Ça va, chez toi ? » J’étais heureuse d’entendre une voix familière. Mais à peine avais-je eu le temps de le rassurer sur mon sort qu’il a continué : « Je passe te prendre ! » Et il a raccroché. Sans comprendre la raison de cette injonction, j’ai enfilé un jean, ma parka et des bottes. Dix minutes plus tard, Ahmed déboulait au volant de sa camionnette et klaxonnait devant ma maison.
Le temps de le rejoindre, j’étais déjà trempée. « Mets ta ceinture ! » m’a-t-il crié. J’ai tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de grave, mais Ahmed était trop occupé à piloter son engin au milieu du déluge pour m’en dire plus.
« Il va y avoir du boulot ! » Nous sommes arrivés près du village. Ahmed a stoppé au milieu de la route. D’où nous étions, en hauteur, nous avons vu un spectacle apocalyptique. La grand-rue n’était plus qu’une rivière de boue, charriant des gravats, des morceaux de chaises et de tables fauchées sur les terrasses par la rivière sortie de son lit. « Tu crois qu’il y a des victimes ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Tu crois que je peux aider ? » ai-je demandé à Ahmed. Malgré la gravité de la situation, il a éclaté de rire. « Ne t’inquiète pas, tu vas trouver des choses à faire ! »
Nous avons avancé tant que nous avons pu avec la camionnette, puis parcouru le reste à pied avant de nous retrouver au coeur du drame. Heureusement, la pluie faiblissait. Enfants, femmes et hommes de tous âges, tous étaient dehors, affolés. « Il faut emmener les enfants s’abriter quelque part », a dit quelqu’un. C’était Greg, la vingtaine, que je me souvenais avoir vu jouer de la guitare au marché. « Et aller voir ceux qui sont bloqués chez eux », a dit Ahmed.
« AVEC AHMED ET GREG, C’EST COMME SI NOUS COMPOSITIONS UNE FAMILLE. PLUS QUE LE SEXE, C’EST LA TENDRESSE QUI NOUS LIE. »
Avec la maire du village, l’organisation a pris forme. Greg, Ahmed et moi nous sommes retrouvés responsables d’un campement de fortune dans l’école, épargnée par l’inondation. Toute la journée, nous avons transporté des matelas, des vivres et des vêtements secs. Dans leur malheur, car certains avaient presque tout perdu, les habitants du village ont fait preuve d’une formidable entraide et d’un désintéressement total. Ceux qui avaient encore du matériel utilisable l’ont mis à la disposition de la collectivité, sans aucune contrepartie.
Toute la région avait été touchée. Certaines personnes blessées ou en hypothermie ont été conduites en ville par les pompiers. Vers minuit, après avoir nourri et couché tous les enfants dans l’école, nous nous sommes arrêtés de travailler. Comme les maisons d’Ahmed et de Greg n’étaient plus habitables, nous sommes allés chez moi. Encore couverts de boue, nous avons fait du feu dans la cheminée et nous sommes couchés dans la pièce principale.
Le lendemain, il fallait recommencer. Cela a été une période incroyable, à la fois confuse et pleine d’émotion. Je ne saurais pas vraiment expliquer, comment la deuxième nuit, Greg, Ahmed et moi nous sommes retrouvés sous la même couverture. Nous avions bu une bouteille de whisky rescapée de je ne sais où. Entre nous, c’est arrivé sans préméditation. La fatigue, un moment de bonheur hors du temps, tout cela a contribué, sans doute, à abolir les convenances et à laisser parler les corps. Nous avons fait l’amour, tendrement, tous les trois.