Quand nous nous sentons manquant

Selon Roland Gori, pour se laisser envahir, « un certain état d’esprit est nécessaire : c’est une forme de nécessité intérieure dont nous n’avons pas conscience et qui a à voir avec le sentiment que quelque chose nous manque ». Quand nous nous sentons « complet », arrivé à destination, nous ne pouvons pas être saisi par cette coïncidence hallucinante : la perception d’un autre qui pourra panser nos blessures intérieures.

En revanche, si une insatisfaction indicible nous fait traverser l’existence de biais ou si nous sommes dans un état de profonde mélancolie, alors quelqu’un est susceptible d’apparaître là où il était attendu sans que nous sachions que nous l’attendions. « C’est souvent dans un ciel triste que survient cet éclair amoureux, quand nous avons traversé des événements difficiles qui nous ont vraiment atteint, analyse Roland Gori. C’est comme si quelqu’un surgissait tout à coup pour soutenir la voûte céleste de notre quotidien, devenir le “portemanteau” de notre manque à être. »

Marie, 41 ans, décoratrice, n’a éprouvé qu’un seul coup de foudre, qui n’a pas « abouti ». Et, à cette époque, elle n’allait pas bien du tout : « J’avais appris quelques mois auparavant que mon compagnon me trompait. Il m’avait avoué que tout avait commencé quelques jours avant la naissance de notre petit garçon, deux ans plus tôt. J’avais décidé de pardonner, mais l’image que me renvoyait mon miroir le matin me dégoûtait, surtout que ma situation professionnelle n’était pas brillante : je cachetonnais à droite à gauche et gagnais mal ma vie. Je me sentais indésirable et pathétique. Un matin, je suis allée à un rendez-vous fixé par un de mes employeurs dans un café avec un client potentiel. Un homme grand, dégingandé, avec des mains d’enfant et un regard atrocement mélancolique m’attendait.

J’étais saisie, mais je l’ai bien masqué. Sauf qu’à un moment, nos mains se sont touchées. J’étais bouleversée. Quant à lui, il était tellement dans sa tristesse qu’il n’a rien remarqué. Peu de temps après, un matin sur mon vélo, alors que je pensais à lui, je l’ai vu apparaître en face de moi à Vélib’ sur le pont que je traversais. J’ai cru à une hallucination. Il s’est arrêté. J’ai rougi, bégayé, failli perdre le contrôle de ma bicyclette et je me suis enfuie. Évidemment, il ne s’est rien passé. Je n’ai jamais su si mon sentiment était partagé. De toute façon, il y a peu peu de chances que cela ait été le cas… »

Pourquoi fuir ? D’après le psychanalyste Marie-Jean Sauret, auteur de L’Effet révolutionnaire du symptôme (Érès, 2008). le coup de foudre réunit toutes les promesses d’un objet précieux après lequel nous courons, et « cette perspective est parfois tellement effrayante que nous ne pouvons que nous sauver, pour échapper à l’angoisse suscitée par la rencontre avec ce qui éteindrait le désir en le satisfaisant. Dans cette expérience, l’autre nous révèle que quelque chose nous manque. Rejeter l’embrasement, c’est aussi un moyen de se prémunir contre la séparation. Certains préfèrent être seuls plutôt que de ressentir cela ».

Surtout quand ils manquent de confiance en eux. Un peu comme quand, petit, à l’école, nous étions fou d’un petit ou d’une petite camarade de classe. Nous ne voulions surtout pas qu’il le sache. Nous tentions ainsi de préserver cette émotion dont nous ne savions pas trop quoi faire, craignant que si nous avouions notre amour, l’autre le récuse, se moque de nous et que l’histoire s’achève par un abandon.