Les individus au « moi » exacerbé causent des ravages insoupçonnés, explique le Dr Laurent Schmitt, dans un essai instructif et érudit, Le Bal des ego, publié chez Odile Jacob. Ce praticien, coordinateur du pôle psychiatrie des hôpitaux de Toulouse, s’alarme de la « flambée » du narcissime contemporain.

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On considère généralement le narcissisme exacerbé comme un travers assez bénin. Pourquoi estimez-vous, au contraire, qu’il est devenu un problème pour la vie en société?

Parce que je constate, ces dernières années – et je suis loin d’être le seul médecin dans ce cas -, que de plus en plus de patients souffrent d’un mal-être lié à des problèmes relationnels. Ils vivent avec ou côtoient des personnes méprisantes, aux ego surdimensionnés, qui les disqualifient, les dédaignent ou les nient, ce qui entame énormément leur estime de soi. Le besoin d’être entendu, reconnu, et la souffrance de ne pas l’être s’expriment de plus en plus fortement.

Comment définissez-vous l’ego?

Dans le langage commun, le terme exprime l’orgueil, la fierté, une vision de soi-même un peu exacerbée. Au sens psychologique, il signifie le moi, notre manière d’être au monde, notre personnalité, de même que notre capacité de maîtriser nos impulsions, tout en faisant preuve de sollicitude, d’empathie, de bienveillance. L’ego est notre texture et la conscience que nous avons de nous-mêmes.

En quoi se différencie-t-il du narcissisme?

Le narcissisme est l’une des composantes de l’ego. Lorsqu’elle est hypertrophiée, on parle d’hypernarcissisme. Il y a le narcissisme primaire, qui nous permet de nous « reconnaître » dans notre globalité de personne, et le secondaire, celui de notre caractère, qui nous met en relation avec les autres. Les personnalités hypernarcissiques préservent leur équilibre psychologique grâce au cadre social qui les gratifie et à l’estime qu’elles suscitent dans un premier temps. Mais, lorsque ces conditions ne sont plus réunies, à la suite d’une rupture sentimentale ou d’une maladie par exemple, elles peuvent, elles aussi, s’effondrer.

Existe-t-il un bon et un mauvais narcissisme?

Tout individu a besoin d’éprouver une bonne estime de soi, de pouvoir s’affirmer et entreprendre, de croire en ses talents, d’être autonome… C’est ce qu’Aristote nomme « le bon égoïsme », philautia,dans Ethique à Nicomaque. Il s’agit de la forme minime, presque « physiologique », du narcissisme ; celle que les parents doivent transmettre à leurs enfants pour que ces derniers se perçoivent comme des êtres humains de qualité.

Et puis il y a les troubles du narcissisme : soit la personne a une vision trop dégradée d’elle-même parce qu’elle a été soumise à des exigences excessives ou a été méprisée en permanence ; soit, au contraire, elle se considère comme grandiose et exceptionnelle, ce qui peut être une manière de surcompenser toute une série de fissures, comme le fait d’avoir été le moins aimé dans une fratrie ou d’avoir dû composer avec un handicap physique, à l’exemple de Talleyrand, affligé d’un pied bot.

Les hypernarcissiques sont-ils toxiques?

Oui, et même énormément dans certains cas. Comme ils ont d’eux-mêmes une vision sans limites, qu’ils manquent d’empathie et sont souvent dans la compétition permanente, ils induisent autour d’eux toute une série d’affects, qui vont de l’admiration à l’humiliation, en passant par le sentiment d’injustice. La personne qui se trouve face à un hypernarcissique finit toujours par se poser la question : est-ce que j’existe pour lui ? Est-ce qu’il me manipule, est-ce qu’il veut me rabaisser ? Cet effet corrosif peut mener certaines personnes, plus fragiles, au suicide.