Provoquent-ils ces sentiments de manière délibérée?
Dans le cas des pervers narcissiques, qui appliquent une stratégie pour blesser l’autre, oui. Mais ce n’est généralement pas l’intention de l’hypernarcissique. Celui-ci veut « juste » dominer autrui, être le premier. L’une de mes patientes, par exemple, était mariée à un petit chef d’entreprise qui la rabaissait en permanence en lui disant : « Tu n’existes que par moi, c’est moi qui t’ai donné un métier, etc. » La démarche n’était pas perverse au sens propre, puisque le mari jouait cartes sur table. Le pervers, lui, commence par séduire, modifie ensuite sa stratégie, pour finir par disqualifier l’autre et le réduire à néant.
Que se passe-t-il lorsque ce genre de personnage est votre collègue de bureau ou votre patron?
Il cherche à briller aux dépens des autres, à s’attirer les mérites de toute action, à supplanter les autres membres de son équipe. L’hypernarcissique méprise souvent ses égaux pour ne fréquenter que ceux qui peuvent l’aider ou lui servir de marchepied dans sa carrière. Il peut être la cause, surtout lorsqu’il est en position de supériorité, de troubles liés au stress, comme les douleurs gastriques, les maux de tête, les douleurs musculaires…
Ces personnalités à l’ego boursouflé sont-elles conscientes de leur nuisance?
Non, car à aucun moment elles n’ont en elles une petite voix qui leur dit : « Là, c’est trop. » Elles justifient leur ego par leur intelligence, leurs capacités ; il est rarissime qu’elles viennent demander des soins.
Les hypernarcissiques ont cependant toujours existé…
Oui, mais ils étaient moins nombreux, parce qu’ils ne bénéficiaient pas de la réverbération médiatique dont ils jouissent aujourd’hui. Nous sommes passés à une phase d’industrialisation de l’ego. On connaît le mot de l’artiste Andy Warhol : « Dans le futur, chacun aura droit à un quart d’heure de célébrité mondiale. » Eh bien, cette possibilité est devenue une industrie.
Qu’entendez-vous par là?
Les émissions de télé-réalité, par exemple, font la promotion des individus, à un degré encore jamais atteint dans l’Histoire. Prenez le concours du meilleur ouvrier de France, établi, lui, sur un modèle à l’ancienne : il se déroule dans l’anonymat le plus absolu ! Les notoriétés fulgurantes assurent un pouvoir d’exemplarité très supérieur au modèle classique. Alors qu’hier la renommée découlait d’une réputation intellectuelle, artistique ou scientifique durement acquise, aujourd’hui elle s’allume et se consume en un instant. Les selfies en sont un exemple parfait. Dans les siècles passés, lorsqu’un peintre faisait son autoportrait, cela pouvait lui prendre deux ou trois mois !
En quoi ce « bal des ego », que vous dénoncez, est-il lié à l’uniformisation de la société autour des modes de vie, de pensée, de consommation?
Lorsque tout le monde se ressemble, et que tout est possible à tout le monde, la société fabrique, dans un mécanisme de défense, des images emblématiques, iconiques, exceptionnelles. Dans nos sociétés, ce processus est allé de pair avec l’individualisme. Jadis, le besoin de s’affirmer en tant qu’individu n’excluait pas la participation à des projets communs et à des activités d’intérêt général.
L’homme du siècle des Lumières, celui des utopies communautaires ou des luttes ouvrières s’est battu pour l’avènement d’un monde meilleur. Aujourd’hui, c’est la seule valorisation de soi qui compte. Notre société matérialiste est en panne d’idéaux, de grands projets et d’objectifs humains. Elle s’est repliée sur une sorte de moi narcissique et minimal, où les seuls enjeux sont de consommer ou d’exister au regard des autres.
Vous voyez aussi dans cette floraison d’ego démesurés le produit d’un certain darwinisme…
Notre société en crise, en effet, applique la théorie de Darwin : pour survivre, il faut être le meilleur, au-dessus des autres. On n’avance plus ensemble, mais on se bat contre les autres. Ce qui amène le corps social à secréter des valeurs de sélection, et donc, à « fabriquer » des personnalités dominantes. La réflexion actuelle sur le souci d’être soi constitue une avancée. Mais ce souci de soi doit passer par la reconnaissance de ses capacités, la tolérance à l’égard de ses faiblesses, et l’affirmation de son libre arbitre. C’est de cette manière que la personne résiste le mieux aux stratégies d’emprise.